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LES OSCILLATIONS DE LA BALANCE

Ce fut empli d’une joie sauvage, désespérée, que Jhary enfourcha sa jaune monture, jetant maints regards sur le ciel. Celui-ci restait sombre mais l’atroce battement d’ailes s’était tu, la pestilence dissipée.

— Vous êtes le seul à savoir ce à quoi nous sommes désormais confrontés, Jhary, dit sobrement Katinka van Bak qui, d’un revers de manche, sa lame toujours au clair, essuya la sueur sur son visage.

Yisselda d’Airain les rejoignit. Son bras portait une longue estafilade. Le sang avait coagulé dans la plaie.

— Ymryl a suspendu l’assaut, dit-elle. Je ne puis déterminer quelle stratégie… (Sa voix s’étira jusqu’au silence alors qu’elle découvrait le cadavre de Kalan gisant dans les cendres.) Il est mort, donc. C’est une bonne chose. Il avait la superstitieuse conviction de ne pouvoir être occis que par Hawkmoon, mon époux.

Katinka van Bak en sourit presque.

— Oui, je sais.

— Avez-vous une idée de ce qu’Ymryl prépare ? lui demanda Yisselda, revenant à son idée première.

— Il n’aurait plus trop à se préoccuper de stratégie, répondit la guerrière d’un ton las. Jhary nous dit qu’il a maintenant l’aide de démons.

— Votre terminologie vous conforte dans vos préjugés, Katinka van Bak, lui fit observer Jhary. Qualifierais-je Arioch de créature dotée de pouvoirs psychiques et physiques développés à l’extrême, vous accepteriez totalement son existence.

— Mais je l’accepte ! Mes oreilles et mon nez m’en ont donné la preuve.

— Bon, intervint Ilian d’une petite voix. Nous n’en devons pas moins poursuivre le combat, fût-il perdu d’avance. Allons-nous conserver notre tactique défensive ou l’infléchir en contre-attaque ?

— C’est presque sans importance, désormais, dit Jhary-a-Conel. Mais il serait plus noble de mourir en chargeant, non ? (Il sourit.) Étrange comme la mort reste mal venue quelque compréhension qu’on ait de son destin.

 

Leurs montures délaissées, ils progressaient à pas de loup dans les arbres, armés de lances-feu récupérées sur les cadavres des guerriers du Ténébreux Empire qu’avait menés Kalan.

Jhary marchait en tête, et voilà qu’il s’immobilisait, levait la main, que son regard plongeait dans les frondaisons basses et qu’il plissait le nez.

Ils virent le camp d’Ymryl, dressé sur l’extrême bordure de la cité. Ils virent Ymryl, la corne jaune en travers de son torse nu, ses pieds nus aussi, vêtu en tout et pour tout d’une paire de braies de soie, les bras serrés dans des bracelets de cuir sertis de joyaux, une large ceinture de cuir autour de la taille soutenant sa large et lourde lame, son large poignard et une arme qui tirait de minuscules fléchettes à très longue portée. Sa crinière jaune en bataille lui tombait sur le visage et ses dents irrégulières brillaient dans le sourire vaguement crispé qu’il levait sur son nouvel allié.

D’environ neuf pieds de haut sur six de large, cet allié avait une peau sombre, écailleuse. Il était nu, hermaphrodite, doté d’ailes membraneuses, pour l’heure repliées dans son dos. Quelque douleur semblait l’étreindre alors qu’il déchiquetait à belles dents les restes d’un guerrier d’Ymryl.

Mais rien n’était plus effrayant chez lui que le visage. Des traits qui n’arrêtaient pas de se modifier. Un instant d’une laideur bestiale et repoussante, le suivant ceux d’un beau jeune homme. Seuls les yeux – ces yeux que ravageait la souffrance – ne changeaient pas. S’il arrivait qu’un éclair d’intelligence les traversât, ils restaient la plupart du temps cruels, farouches, primitifs.

Pour tremblante qu’elle fût, la voix d’Ymryl avait des accents triomphants.

— Vous allez m’aider, seigneur Arioch. N’est-ce pas ? Je peux compter sur votre aide. C’est le marché que nous avons passé…

— Si fait, le marché, grogna le démon. Tant j’en ai passé, tant de promesses reçues qui, en définitive, ne furent pas honorées.

— Je vous suis toujours loyal, seigneur.

— J’ai moi-même à soutenir un assaut. D’énormes armées marchent contre moi, sur maints plans, dans maints âges. Des hommes disloquent le multivers. L’équilibre est rompu ! L’équilibre a disparu ! Le Chaos s’effrite et la Loi n’est plus…

Arioch donnait plutôt l’impression de penser à voix haute que de parler à Ymryl.

— Mais votre puissance ? hasarda celui-ci. Votre puissance est toujours intacte.

— Si fait. À peu de choses près. Oh, je suis en mesure de t’aider ici dans ton entreprise, Ymryl, pour le temps qui reste.

— Qui reste ? Que voulez-vous dire, Seigneur Arioch ?

Le dernier os nettoyé de sa viande, Arioch le jeta puis il se traîna sur le sol et tourna son regard vers le centre de la cité.

Ilian frémit en voyant ce visage entamer une nouvelle métamorphose, se faire gras, bouffi, avec des bajoues et des lèvres charnues qui se mirent à remuer, révélant des chicots pourris, alors qu’Arioch murmurait : « C’est une affaire de perspective, Corum. Nous suivons nos caprices… » Son regard s’assombrit. « Ah, Elric, mon esclave préféré… tout change… tout tourne. Quel en est le sens ? » Et, de nouveau, les traits d’Arioch se modifièrent, devinrent ceux d’un bel adolescent. « Les plans se recoupent, penche la balance, les anciennes batailles se font obscures, les voies d’antan ne sont plus. Les dieux meurent-ils vraiment ? Les dieux peuvent-ils mourir ? »

Et malgré l’horreur que lui inspirait le monstre, Ilian ne fut pas sans ressentir un pincement de compassion pour l’être dont elle surprenait la méditation.

— Comment allons-nous frapper, grand Arioch ? (Ymryl fit un pas vers son maître surnaturel.) Prendrez-vous notre tête ?

— Prendre votre tête ? Il n’est pas dans mes voies de conduire des mortels dans la bataille. Ah ! (C’était un cri de pure souffrance.) Je ne puis demeurer ici plus longtemps.

— Vous devez rester, Arioch. Notre marché !

— Oui, Ymryl, notre marché. Je t’ai donné cette corne, sœur de la Corne du Destin. Et si rares sont ceux qui restent fidèles aux Seigneurs du Chaos, si rares les mondes où nous puissions encore survivre…

— Vous allez donc nous donner la puissance ?

Une fois de plus, le visage d’Arioch changea, retournant à son aspect primitif, démoniaque. Et un grondement monta de sa gorge alors que l’intelligence désertait ses traits. Puis il inspira profondément, dans des reniflements énormes, et la modification s’étendit à son corps qui commença de prendre une autre couleur, de croître en taille, de flamboyer de jaunes et de rouges comme si rugissait en lui quelque puissant brasier.

— Il rassemble ses forces, chuchota Jhary-a-Conel, ses lèvres presque collées contre l’oreille d’Ilian. C’est maintenant qu’il faut frapper. Tout de suite.

Il bondit, sa lance-feu crachant son rai de rubis, et atterrit dans les rangs de la vaste armée, fauchant quatre guerriers avant même qu’ils eussent réalisé que l’ennemi était dans leur sein. Maintenant, les autres suivaient son exemple et s’abattaient des arbres, Katinka van Bak, Yisselda d’Airain, Lyfeth de Ghant, Mysenal de Hinn… tous se laissaient choir dans la mêlée, bondissaient vers une mort certaine. Et Ilian se demanda ce qui la retenait.

Elle vit Ymryl implorer d’urgence Arioch, et Arioch tendre la main vers lui, le toucher. Vit le corps d’Ymryl s’embraser, paraître brûler du même feu intérieur que son maître.

Et l’entendit hurler alors qu’il tirait son épée, se ruait sur cette ridicule poignée d’adversaires qui l’attaquait.

Ce fut alors qu’Ilian sauta, se plaça entre Ymryl et les siens.

Ymryl était possédé. Rayonnait d’une aura d’énergie monstrueuse, comme habité par Arioch. Jusqu’à ses yeux qui avaient la bestialité de ceux d’Arioch. Il gronda. Marcha sur Ilian, sa large lame tournant dans l’air en sifflant.

— Ah, Ilian ! Cette fois, tu vas mourir. Cette fois !

Et Ilian tenta de parer le coup mais, fort comme était devenu Ymryl, vit sa lame irrésistiblement conduite contre son corps. Elle bascula en arrière, fut à peine à même de parer le moulinet suivant. Il se battait avec une férocité méthodique et elle sut qu’elle allait être tuée.

Et, derrière Ymryl, Arioch avait atteint des proportions gigantesques. Il continuait de se tordre, de grandir mais se vidait de sa substance. Les modifications du visage étaient à présent constantes, de seconde en seconde, et elle perçut un filet de voix qui criait :

— La balance ! La balance ! Elle oscille ! Elle ploie ! Elle fond ! C’est le Jugement des dieux ! Oh ces misérables créatures… ces hommes…

Puis Arioch cessa d’être et seul Ymryl demeura, mais un Ymryl empli de la terrible puissance d’Arioch.

Ilian poursuivit sa retraite sous une grêle de coups. Ses bras n’étaient que douleur. Comme ses jambes et comme son dos. Elle avait peur. Ne voulait pas qu’Ymryl la tue.

Quelque part, elle entendit un autre son. Une clameur de triomphe ? Signifiait-elle que tous ses camarades étaient morts ? Que les soldats d’Ymryl les avaient tous occis ?

Était-elle la dernière de Garathorm ?

Elle tomba sur le dos alors qu’un coup terrifiant lui faisait sauter l’épée des mains. Le suivant fendit son bouclier. Le bras d’Ymryl monta pour porter la botte suprême.

Le Champion de Garathorm
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